« Tu as terriblement souffert de la bombe atomique mais n’aie pas de haine envers l’Amérique. Utilise au mieux cette expérience terrible en t’efforçant de contribuer à la réalisation d’un monde meilleur. » Kimi Kotani, 1953
J’avais 20 ans en 1945 et j’avais été affecté à Hiroshima dans le cadre de la « mobilisation étudiante » en compagnie de 15 amis, étudiants eux aussi. Il faisait déjà très chaud à 8h45 ce matin du 6 août à Hiroshima. Nous bavardions tranquillement devant la gare quand nous vîmes un bombardier B-29 se diriger vers nous. « Ils ont fait tomber quelque chose ! Allons le ramasser ! » Nous plaisantions, mes amis et moi-même, ignorant ce qu’était une bombe atomique.
La minute suivante, une lumière intense nous éblouit et une explosion assourdissante retentit. Cela ne dura qu’un instant. Nous fûmes tous entièrement brûlés de la tête aux pieds. La douleur était insupportable et nous nous mîmes à courir…Je me précipitai dans un abri anti-aérien. J’en ressortis quelques minutes après, une fois le vacarme apaisé. Mes amis sortirent aussi l’un après l’autre, d’ici et de là. Ils passèrent devant moi mais je fus incapable de les reconnaître, et je leur demandais sans cesse qui ils étaient.Eux non plus ne me reconnaissaient pas.
« Tu as oublié mon visage ? »
« Non, mais je n’arrive pas à voir que c’est toi ! »
Pour la première fois je touchai mon visage et je ressentis alors une douleur insupportable. Je sentis que ma peau pelait et adhérait à mes doigts. Je fus assez stupide pour recommencer avec ma main gauche : la peau de mes joues resta collée. Il en fut de même pour toutes les parties de notre corps que nous touchâmes. Bien qu’à 2 kilomètres du point d’impact de la bombe, nous étions très sévèrement brûlés !
La ville d’Hiroshima n’était plus que chaos ! Le centre en était complètement dévasté. Le pont de béton qui surplombait le fleuve qui traverse Hiroshima s’était complètement effondré sous l’effet de l’explosion. Le jour précédent, je nageais là : j’avais même plongé du haut de ce pont. Même ce pont si solide avait été soufflé ! Si les personnes qui se trouvaient à l’intérieur de leur maison au moment de l’explosion étaient sauves, leurs maisons étaient détruites de fond en comble. Alors il n’est pas difficile d’imaginer que toutes celles qui se trouvaient à l’extérieur de leurs maisons étaient mortes sur le coup. Hiroshima grouillait de personnes dont les yeux et les organes internes étaient brûlés et ressortaient de leur corps. D’autres s’étaient gravement blessés avec les morceaux de verre qui jonchaient le sol en sortant de chez elles. Des petits enfants pleuraient dans les bras de leur mère car ils avaient aussi reçu des éclats de verre sur tout le corps. Mais les mères étaient impuissantes. Tout ce qu’elles pouvaient faire était d’essayer d’échapper à cet enfer ! Quand elles marchaient, on entendait le cliquetis des morceaux de verre plantés dans leur corps qui se frottaient les uns aux autres. Comme l’explosion avait eu lieu à l’heure du petit déjeuner, des incendies se déclarèrent rapidement dans beaucoup de foyers.
À cette époque, seuls quelques édifices comme l’hôpital ferroviaire ou celui de l’armée étaient en béton, la plupart des constructions d’Hiroshima étaient en bois. C’est pourquoi le feu se propagea dans tous les quartiers. Les survivants, en foule, essayaient de s’échapper de la « ville en feu » en direction de la banlieue. Mes amis et moi n’avions plus rien parce que tout ce que nous possédions avait été soufflé par l’explosion. Pendant la guerre, nous avions peur des bombes et nous avions teint nos chemises blanches en bleu foncé. Cela s’avéra être une malchance pour nous, car cette couleur était sensible aux radiations. La pancarte de la gare d’Hiroshima en témoigne : sur la pancarte, seules les lettres « HIROSHIMA » écrites en noir, furent brûlées. La partie blanche resta intacte.
Avec tous les autres, je m’échappais vers la banlieue aussi vite que possible mais mon corps entier brûlait. La pluie, noire comme du charbon, avait commencé à tomber juste après l’explosion de la bombe atomique. Mais quand elle a cessé, la lumière éclatante du soleil s’est abattue sur nous. Quelle douleur terrible ! Je ne pus me retenir de sauter dans un étang un instant afin d’échapper à la douleur insupportable de la brûlure du soleil. Puis nous nous remîmes à courir vers la banlieue.
Sur notre chemin, nous rencontrâmes des fermiers qui nous demandèrent ce qui nous était arrivé. Comme personne ne connaissait encore l’existence de la bombe atomique, je leur répondis que nous avions été brûlés par l’explosion d’une bombe. Ils nous répondirent : « Le concombre est très efficace pour soigner les brûlures ! »
Je partis ramasser un concombre abandonné dans un champ, l’épluchai sur une pierre et le passai sur mon visage. Aie ! Aie ! Aie ! Quelle terrible douleur ! Incapable de supporter cette douleur, je m’enfuis en courant. Un peu plus loin, un autre fermier à qui j’expliquai la même chose me conseilla d’utiliser de l’huile de cuisson. Mais à cette époque, on ne pouvait pas s’en procurer au Japon. Il me donna donc à la place de l’huile à brûler dont je m’enduisis tout le corps. Puis je retrouvai mes amis et nous décidâmes de ne pas rester plus longtemps à Hiroshima et de rentrer à Kobé, là où nous habitions. Comme le système ferroviaire avait été détruit par la bombe, il nous fallut marcher 10 kilomètres avant d’atteindre une gare où trouver un train. Finalement, nous montâmes dans un train qui nous ramena chez nous. Cela prit 3 jours.
Quand nous arrivâmes à Kobé, mon visage était infesté d’asticots. Des mouches avaient pondus sur mon visage et les œufs avaient éclos. Les asticots se déplaçaient sur tout mon corps, de la tête au pied. Mes cheveux étaient tous tombés. Je rentrai chez moi et ma mère ne me reconnut pas dans cette vision d’enfer.
« Passez par la porte de derrière, je vais vous donner de la nourriture », me dit-elle, me prenant pour un mendiant.
« Maman, je suis ton fils ! Ichitaro ! »
Je dus le lui répéter plusieurs fois avant qu’elle réalise finalement que c’était vraiment moi.
« Ciel ! Mais tu es affreux ! » s’exclama-t-elle.
Je perdis connaissance…Lorsque la guerre prit fin le 15 août, j’étais encore dans le coma. Ma mère était une femme courageuse et déterminée mais quand elle me vit dans cet état épouvantable à mon retour à la maison, après l’explosion de la bombe atomique, elle alla s’agenouiller devant l’autel familial et commença à se plaindre auprès du monde spirituel .
« Qu’avez-vous fait ? Jusqu’à aujourd’hui, j’ai récité le soutra et pratiqué avec des compagnons de tout mon cœur comme vous me l’avez enseigné. Mais regardez mon fils ! Qu’avez-vous fait ? »
C’est lors d’un rêve mystérieux qu’elle reçut la réponse à sa question : « Nous vous avons appelé bien des fois mais vous n’avez jamais répondu. Vos ancêtres souffrent. Mais comme vous n’en avez pas conscience, nous avons été obligés d’emprunter le corps de votre fils pour vous permettre de le voir. Nous nous excusons d’avoir utilisé son corps pour cela. Nous aimons Ichitaro, aussi allons-nous vous guider vers une pharmacie où vous pourrez acheter une lotion rouge. »
Quand elle se réveilla, elle suivit ces recommandations et alla acheter cette lotion. J’étais dans mon lit, inconscient, et ma mère m’en enduisit totalement le corps. Je ne suis pas allé à l’hôpital et n’ai consulté aucun médecin. Mais j’ai guéri. Grâce à ce médicament et grâce à mes ancêtres, j’ai complètement guéri. Grâce à ma mère qui m’a soigné désespérément, jour après jour, pendant presque 6 mois, j’ai repris mes études à l’université. Mes amis avaient une apparence terrible à cause des effets secondaires de la bombe atomique. J’étais le seul à avoir recouvré la bonne santé que j’avais auparavant. Je dois la vie à ma mère et à ses ancêtres.
Huit ans après l’explosion nucléaire, je me rendis au Centre Reiyukai à Tokyo. J’y rencontrai Madame Kimi Kotani, la première présidente du Reiyukai. Elle s’adressa ainsi à moi : « Tu as terriblement souffert de la bombe atomique mais n’aie pas de haine envers l’Amérique. Efforce-toi d’utiliser au mieux cette expérience terrible pour contribuer à la réalisation d’un monde meilleur. »
J’ai tant appris d’elle. Elle disait : « Le Bouddha nous a transmis son enseignement afin de délivrer tous les êtres de la souffrance. Et non seulement les êtres humains mais aussi les plantes, les animaux, les insectes, tout. » Elle m’invita alors à de développer un sentiment de reconnaissance envers tout ce qui existe. Pour commencer, elle me dit d’accomplir une pratique de 100 jours qui consistait à écrire des noms posthumes et à réciter le soutra pour tous les aliments avant de les manger : les légumes, la volaille, le porc, le poisson etc.
Ce n’était pas facile à faire mais je m’y efforçai pendant 100 jours. Par exemple, moi qui aime le café, je devais d’abord écrire un nom posthume, puis réciter le soutra avant de boire mon café. Au moment où je pensais goûter enfin ce plaisir, il était complètement froid. À l’issue de ces 100 jours, Mme Kotani me réserva une autre surprise.
« Fais-tu ta pratique tous les jours ? »
« Oui, Madame »
« Pour la nourriture, n’est-ce pas ? Mais pour ton bol à riz, ta tasse, tes baguettes, tes ustensiles de cuisine ? As-tu inscrit des noms posthumes pour tous ces objets ? »
Ce ne fut pas une affaire aisée mais j’ai mené à bien cette pratique de 100 jours. A la fin de cette pratique, je me sentis soulagé et un sentiment de reconnaissance envers toute chose s’éveilla dans mon cœur.
Telle est l’essence de l’enseignement du Bouddha. Ayez un sentiment de reconnaissance pour chaque chose, chaque être. Tous les êtres de ce monde sont égaux. Par conséquent, chacun de nous doit être conscient de sa propre responsabilité et reconnaissant envers les autres.
Je suis aussi allé me recueillir sur les tombes des soldats en Amérique. Tout en récitant Namu myo ho ren ge kyo, je leur ai promis que nous, qui étions vivants aujourd’hui sur la terre, allions créer entre nous des liens d’amitié et maintenir ce monde en paix pour toujours. Délivrer tous les êtres humains de la souffrance : tel est l’enseignement du Reiyukai. Et non seulement les êtres humains mais tous les êtres, y compris les fleurs, les plantes, les arbres, les insectes, les chiens, les chats, les baleines. Tout peut être délivré de la souffrance. Tel est l’enseignement du Bouddha et tel est l’enseignement du Reiyukai.
Je crois qu’il n’y a rien de plus important que cela.